CHAPITRE 13

 

La Baie du Continent Méridional 7.7.15-7.8.15

 

 

Jaxom s’éveilla et sentit quelque chose d’humide glisser de son front sur son nez. Il le balaya de la main, irrité.

Vous vous sentez mieux ? demanda Ruth, avec tant d’espoir que son maître en fut étonné.

— Comment, mieux ?

Encore mal réveillé, Jaxom essaya de s’asseoir, mais ne put bouger. Quelque chose semblait immobiliser sa tête.

Brekke dit qu’il faut rester allongé.

— Ne bougez pas, Jaxom, ordonna Brekke.

Elle lui mit la main sur la poitrine pour l’empêcher de s’asseoir.

Il entendait de l’eau couler goutte à goutte quelque part, tout près. Puis on lui posa sur le front un autre linge humide, parfumé cette fois. Il sentit deux gros blocs rembourrés de chaque côté de sa tête, allant de ses joues à ses épaules, sans doute pour l’empêcher de bouger. Il se demanda ce qu’il avait. Pourquoi Brekke était-elle là ?

Vous avez été très malade, dit Ruth d’un ton angoissé. J’étais très inquiet. J’ai appelé Brekke. C’est une guérisseuse. Elle m’a entendu. Je ne pouvais pas vous quitter. Elle est venue sur Canth avec F’nor. Puis F’nor est parti chercher l’autre.

— J’ai été malade longtemps ?

Jaxom était consterné d’avoir besoin de deux infirmières. Il espérait que l’« autre » n’était pas Deelan.

— Plusieurs jours, répondit Brekke, mais Ruth semblait penser que c’était bien davantage. Vous serez bientôt guéri. La fièvre est tombée.

— Lytol sait où je suis ?

Jaxom ouvrit les yeux, s’aperçut qu’ils étaient couverts par la compresse, et leva la main pour l’ôter. Mais des étoiles se mirent à danser devant ses yeux, pourtant toujours masqués, et, gémissant, il referma les paupières.

— Je vous ai dit de ne pas bouger. N’ouvrez pas les yeux et n’essayez pas d’ôter cette compresse, dit Brekke, lui donnant une petite tape sur la main. Lytol est au courant, naturellement. F’nor l’a prévenu immédiatement. Et je l’ai averti dès que votre fièvre est tombée. Même chose pour Menolly.

— Menolly ? Comment a-t-elle pu attraper mon rhume ? Elle était avec Sebell.

Il y avait quelqu’un d’autre dans la pièce : Brekke ne pouvait pas parler et rire en même temps. Elle lui expliqua patiemment qu’il n’avait pas eu un rhume, mais une maladie que les Méridionaux avaient baptisée « tête de feu », et dont les premiers symptômes étaient semblables à ceux du rhume.

— Mais je vais me rétablir complètement, non ?

— Est-ce que vous avez mal aux yeux ?

— Je n’ai pas vraiment envie de les rouvrir.

— Vous voyez des points lumineux ? Comme quand on fixe le soleil ?

— C’est ça.

Brekke lui tapota le bras.

— C’est normal, n’est-ce pas, Sharra ? Ils durent combien de temps en général ?

— Aussi longtemps que les maux de tête. C’est pourquoi il ne faut pas découvrir vos yeux, Jaxom.

Sharra parlait lentement, articulant à peine, d’une voix grave et cadencée. Était-elle aussi belle que sa voix ? Jaxom en doutait. C’était impossible.

— Vous avez toujours mal à la tête, non ? Eh bien, gardez les yeux fermés. Nous avons fait le noir dans la pièce autant que possible, mais vous pourriez garder des séquelles si vous faisiez une imprudence à ce stade. Jaxom sentit Brekke ajuster sa compresse.

— Menolly a été malade, elle aussi ?

— Oui, mais Maître Oldive nous a fait savoir qu’elle va bien.

Brekke hésita puis reprit :

— Bien sûr, vous avez combattu les Fils et vous êtes allé dans l’Interstice, ce qui a aggravé votre état.

Jaxom grogna.

— J’ai déjà volé dans l’Interstice sans drame avec un rhume.

— Avec un rhume, oui, mais pas avec la tête de feu, dit Sharra. Tenez, Brekke, c’est prêt.

Il sentit qu’on lui insérait une paille entre les lèvres. Brekke lui dit d’aspirer le liquide, car il ne devait pas soulever la tête pour boire.

— Qu’est-ce que c’est ? marmonna-t-il en buvant.

— Du jus de fruits, dit Sharra, si vivement qu’elle éveilla la méfiance de Jaxom. Juste du jus de fruits, Jaxom. Vous avez besoin de liquide. La fièvre vous a déshydraté.

Le jus était frais, et très doux, d’un goût qu’il ne connaissait pas. Pourtant, c’était exactement ce qu’il lui fallait : un breuvage pas assez acide pour irriter les muqueuses desséchées de sa bouche et de sa gorge, pas assez sucré pour lui donner la nausée après une si longue diète. Il vida le gobelet et en redemanda, mais Brekke lui dit qu’il avait assez bu. Maintenant, il devait essayer de dormir.

— Ruth ? Tu vas bien ?

Maintenant que vous allez mieux, je vais manger. Je n’irai pas loin. Ce n’est pas nécessaire.

— Ruth ?

Alarmé à l’idée que son dragon s’était laissé dépérir, Jaxom essaya malencontreusement de lever la tête. Il en éprouva une souffrance atroce.

— Ruth va parfaitement bien, dit Brekke, le forçant à se rallonger. Les lézards de feu lui ont tenu compagnie, et il a été baigné régulièrement matin et soir. Il ne s’est jamais éloigné de vous. Et je l’ai rassuré sur votre état.

Jaxom avait complètement oublié que Brekke pouvait parler à tous les dragons.

— F’nor et Canth ont chassé pour lui, car il ne voulait pas vous quitter. Maintenant, il va pouvoir chasser lui-même, et il ne se portera pas plus mal de s’en être abstenu un moment. Maintenant, dormez.

Quand il se réveilla, reposé et impatient, il se rappela de ne pas bouger la tête. Il essaya de retrouver ses souvenirs : il avait froid et chaud ; il atteignait la baie, titubait pour atteindre l’ombre, s’effondrait au pied d’un arbre, s’efforçant d’atteindre une branche chargée de fruits, mourant d’envie de sentir leur jus frais couler dans sa gorge desséchée. C’est à ce moment que Ruth avait dû réaliser qu’il était malade.

Jaxom se rappelait vaguement avoir vu, dans sa fièvre, les silhouettes de Brekke et de F’nor. Il les avait suppliés de lui amener Ruth. Ils avaient dû ériger un abri temporaire. Il étendit lentement le bras gauche, le leva et l’abaissa, sans rencontrer autre chose que le cadre de son lit. Il étendit le bras droit.

— Jaxom ?

C’était la douce voix de Sharra.

— Ruth dort trop profondément pour me prévenir ! Vous avez soif ?

Elle ne semblait pas trop contrite de s’être endormie, mais elle poussa un petit cri consterné en constatant que la compresse était sèche.

— N’ouvrez pas les yeux.

Elle prit le bandage, le trempa dans un liquide et l’essora. Il frissonna quand elle le lui reposa sur le front. Il leva la main, pressant la compresse sur ses yeux, d’abord légèrement, puis plus fort.

— Hé, ça ne fait plus mal…

— Chut ! Brekke dort, et elle a le sommeil léger, dit Sharra à voix basse.

— Je ne peux pas bouger la tête de droite à gauche. Pourquoi ?

Le rire grave de Sharra le rassura.

— Deux blocs vous maintiennent la tête. Vous avez oublié ?

Lui guidant les mains, elle les lui fit toucher, puis les écarta.

— Tournez la tête, lentement, de droite à gauche. Si votre peau n’est plus douloureuse, vous avez sans doute dépassé le plus dur.

Avec précaution, il tourna la tête à gauche, puis à droite. Puis il s’enhardit et fit un mouvement plus brusque.

— Ça ne me fait plus mal. Plus mal du tout.

— Oh non, pas de ça, dit-elle, saisissant la main qui se levait pour ôter la compresse. Il y a de la lumière. Attendez que je la voile. Moins il fait clair, mieux ça vaut.

Il l’entendit poser un couvercle sur un panier de brandons.

— Je peux, maintenant ?

— Je vous permets d’essayer, dit-elle, uniquement parce qu’il n’y a pas de lune. Si vous voyez la moindre lueur, couvrez vos yeux aussitôt.

Lentement, elle souleva la compresse.

— Je ne vois rien !

— Pas de lueurs, de taches lumineuses ?

— Non ! Rien ! Oh !

Jusque-là, quelque chose avait obstrué sa vision, car maintenant il voyait de vagues contours.

— J’avais mis ma main devant votre nez à tout hasard, dit-elle.

Il distinguait obscurément sa silhouette. Elle devait être à genoux près de lui. Il battit des paupières pour en chasser le sable, et sa vision s’améliora.

— J’ai les yeux pleins de sable.

— Un instant.

Goutte à goutte, elle lui versa de l’eau dans les yeux. Il battit furieusement des paupières, en se plaignant avec véhémence.

— Je vous ai dit de parler bas. Vous allez réveiller Brekke. Alors, plus de sable ?

— Oui, ça va beaucoup mieux. Je suis confus de vous donner tant de travail.

— Tiens, je croyais que vous le faisiez exprès ! Jaxom lui saisit la main et la porta à ses lèvres, la maintenant aussi fermement que le permettait son état, car, surprise du baiser, elle la retira.

— Merci !

— Je vous remets la compresse, dit-elle avec reproche.

Jaxom n’était pas mécontent de l’avoir déconcertée. Il regrettait seulement l’obscurité. Il avait vu qu’elle était mince. Sa voix sonnait jeune. Son visage serait-il aussi beau ?

— Buvez ce jus de fruits, dit-elle, lui mettant la paille entre les lèvres. Encore une bonne nuit de sommeil, et vous serez tiré d’affaire.

— Vous êtes guérisseuse ?

— Certainement. Croyez-vous qu’on irait confier la vie du Seigneur de Ruatha à une apprentie ? J’ai soigné beaucoup de malades atteints de la tête de feu.

La torpeur familière provoquée par le jus de fellis l’envahit, et il n’aurait pas pu lui répondre quel qu’en fût son désir.

À sa grande déception, c’est Brekke qui répondit à son appel le lendemain à son réveil. Il n’aurait pas été courtois de poser des questions sur Sharra. Mais, à l’évidence, Brekke avait été informée de son réveil au milieu de la nuit, car elle le salua d’une voix plus légère, presque gaie. Elle lui accorda un gobelet de klah, et un bol de pain sucré trempé.

À midi, elle lui permit de s’asseoir pour prendre un léger repas, mais il en sortit épuisé. Ce qui ne l’empêcha pas de protester avec véhémence quand elle lui présenta de nouveau du jus de fruits.

— Encore du jus de fellis ? Vous voulez que je dorme jusqu’à la fin de mes jours ?

— Oh, vous rattraperez le temps perdu, je vous le garantis.

Le lendemain, il s’irrita plus encore des restrictions imposées. Mais quand Sharra et Brekke le firent asseoir sur un banc, le temps de changer sa paillasse, il se sentit si faible après quelques minutes qu’il fut bien content de se rallonger. Il fut d’autant plus surpris d’entendre la voix de N’ton le même soir.

— Vous avez bien meilleure mine, Jaxom, dit N’ton. Lytol sera immensément soulagé. Mais si vous recommencez jamais à combattre les Fils quand vous êtes malade, je… je… je vous abandonnerai à la colère de Lessa.

— Je croyais n’avoir qu’un rhume, et c’était ma première Chute avec Ruth…

— Je sais, je sais, dit N’ton, radouci. Vous ne pouviez pas savoir que vous aviez la tête de feu. C’est Ruth qui vous a sauvé la vie, vous savez. La moitié des dragons n’auraient pas su quoi faire en présence d’un maître délirant ; ils seraient devenus fous. Pour le moment, occupez-vous seulement de reconstituer vos forces. Et quand vous vous sentirez mieux, D’ram viendra vous montrer ce qu’il a découvert pendant son séjour ici.

— Il ne nous en veut pas de l’avoir suivi ?

— Non, dit N’ton, sincèrement surpris. Non, mon garçon. Je crois qu’il a été étonné de nous avoir manques, et content de savoir qu’il pouvait encore nous être utile.

— N’ton ! cria Brekke d’un ton ferme.

— On m’a dit de ne pas rester longtemps.

N’ton se leva, et Jaxom entendit ses pieds crisser sur le sol. Tris protesta, et Jaxom vit mentalement le petit lézard de feu agrippé à l’épaule de N’ton pour ne pas perdre l’équilibre.

La visite de N’ton lui avait fait plaisir, mais il fut content de le voir partir. Il se sentait tout flasque, et il recommençait à avoir mal à la tête.

— Brekke ?

Se pouvait-il que ce fût une rechute ?

— Elle est avec N’ton, Jaxom.

— Sharra ! J’ai la migraine, dit-il d’une voix qu’il ne put empêcher de trembler.

Une main fraîche lui toucha la joue.

— Pas de fièvre, Jaxom. Vous vous fatiguez rapidement, c’est tout. Dormez maintenant.

Ces mots rassurants, prononcés par cette voix douce et cadencée, le bercèrent, et, bien qu’il désirât rester éveillé, ses yeux se fermèrent. Elle lui massa doucement le front et le cou, détendant les muscles sous ses doigts, tout en l’encourageant à dormir. Il sombra bientôt dans le sommeil.

 

Une brise de mer, fraîche et humide, le réveilla à l’aube, et il se débattit pour recouvrir ses jambes ; il avait dormi sur le ventre et s’était entortillé dans sa légère couverture. Ayant remis de l’ordre dans son lit avec quelque difficulté, il n’arriva pas à se rendormir. Il jeta un coup d’œil inquiet au-delà des rideaux ouverts de l’abri. Il poussa une exclamation de surprise, réalisant qu’il n’avait plus de bandage sur les yeux et que rien ne gênait sa vision.

— Jaxom ?

Se retournant, il vit Sharra quitter son hamac, remarqua les longs cheveux noirs cascadant sur ses épaules et lui cachant le visage.

— Sharra ?

— Vos yeux, Jaxom ? demanda-t-elle, inquiète, s’avançant vivement vers son lit.

— Mes yeux vont très bien, Sharra, répliqua-t-il, lui saisissant la main et l’immobilisant à bout de bras pour voir son visage. Oh, non, pas de ça, ajouta-t-il, riant doucement comme elle essayait de se dégager. Il y a trop longtemps que j’ai envie de vous voir.

De sa main libre, il repoussa les mèches qui lui voilaient le visage.

— Alors ? demanda-t-elle avec défi, redressant inconsciemment les épaules et rejetant ses cheveux en arrière.

Sharra n’était pas jolie à proprement parler. Ses traits étaient trop irréguliers ; son nez était trop long pour son visage, et son menton, quoique harmonieux, était un peu trop fort. Mais ravissante était la courbe de sa bouche, qui pour l’instant frémissait d’un sourire réprimé, tandis que ses yeux brillaient d’humour. Elle haussa lentement un sourcil, amusée de cet examen.

— Alors ? répéta-t-elle.

— Vous ne serez peut-être pas d’accord, mais je vous trouve très belle !

Il l’empêcha encore de se dégager.

— Vous savez sans doute que vous avez une voix extrêmement séduisante ?

— J’ai essayé de la cultiver !

— Vous avez bien réussi.

Il l’attira plus près, très désireux d’évaluer son âge. Elle rit doucement, essayant de se libérer de son étreinte.

— Lâchez-moi, Jaxom. Soyez sage, mon garçon !

— Je ne suis pas sage, et je ne suis plus un garçon, dit-il avec tant de conviction que Sharra reprit immédiatement son sérieux.

Elle le regarda dans les yeux.

— Non, vous n’êtes pas sage, et vous n’êtes plus un garçon. Vous êtes un homme qui vient d’être très malade, et c’est mon devoir de vous guérir.

— Et le plus tôt sera le mieux.

Jaxom se rallongea en lui souriant. Elle devait être presque aussi grande que lui, pensa-t-il.

Elle le regarda longuement, puis, haussant les épaules, énigmatique, se détourna de lui et, rassemblant ses cheveux, elle les enroula autour de sa tête et sortit.

Ils ne reparlèrent plus jamais de cette conversation, mais ce moment d’intimité permit à Jaxom de supporter de bonne grâce les contraintes de la convalescence. Il mangeait sans se plaindre ce qu’on lui donnait, avalait ses médicaments et se reposait comme prescrit.

Un souci le tourmentait pourtant, et il finit par s’en ouvrir à Brekke.

— Quand j’avais la fièvre, Brekke, est-ce que j’ai… je veux dire…

Brekke sourit et lui tapota la main, rassurante.

— Nous ne prêtons jamais attention à ces divagations. Généralement elles sont si incohérentes qu’on n’y comprend rien.

Donc, il avait bavardé sans retenue. Peu importait que Brekke l’eût entendu parler de ce maudit œuf de reine. Mais si Sharra avait entendu ? Elle était du Fort Méridional. L’inquiétude le tourmenta jusqu’au moment où il s’endormit et le reprit au réveil, quoiqu’il fût content d’entendre Ruth se baigner en compagnie des lézards de feu.

Il arrive, dit soudain Ruth, d’un ton stupéfait. Et c’est D’ram qui l’amène.

— Sharra, cria Brekke de l’autre pièce, nos invités sont arrivés. Voulez-vous aller les accueillir sur la plage ?

Elle entra vivement dans la chambre de Jaxom, lissa la couverture et scruta son visage.

— Vous êtes propre ? Et vos mains ?

— Qui provoque toute cette agitation ?

Il est content de me voir, moi aussi, dit Ruth, étonné et ravi.

Jaxom fut abasourdi de voir entrer Lytol, le visage tendu et pâle sous son casque, le front couvert de sueur car il n’avait pas ôté sa tunique de vol à la plage. Il s’arrêta sur le seuil, contemplant son pupille en silence.

Brusquement, il se tourna vers le mur, s’éclaircit la gorge, ôta son casque et ses gants, déboucla sa ceinture, étonné quand Brekke se matérialisa près de lui pour prendre ses affaires. Puis, passant près du lit pour sortir, elle regarda Jaxom avec insistance, mais il ne comprit pas ce qu’elle voulait lui dire.

Elle dit qu’il pleure, dit Ruth. Et qu’il ne faut pas le remarquer pour ne pas l’embarrasser.

Ruth fit une pause et reprit :

Elle pense aussi que Lytol est guéri ? Lytol n’a pas été malade.

Jaxom n’eut pas le temps de réfléchir à ce mystère, car son tuteur s’était ressaisi et se tournait vers lui.

— Il fait chaud ici, à côté de Ruatha, dit Jaxom, pour rompre le silence.

— Un peu de soleil ne vous fera pas de mal, mon garçon, dit Lytol en même temps.

— Je n’ai pas encore le droit de quitter mon lit.

— La montagne est exactement telle que vous l’aviez dessinée.

De nouveau, ils avaient parlé ensemble.

C’en était trop pour Jaxom, qui éclata de rire. Lytol s’assit sur son lit. Riant toujours, Jaxom lui serra le bras, dans un geste d’excuse pour toute l’inquiétude qu’il lui avait donnée. Brusquement, Lytol l’entoura de ses bras, le serrant contre lui maladroitement, en lui tambourinant dans le dos. Jaxom en eut les larmes aux yeux. Lytol s’était toujours scrupuleusement occupé de son pupille, mais, en grandissant, Jaxom s’était souvent demandé si Lytol l’aimait.

— J’ai craint de vous avoir perdu.

— Je ne suis pas si facile à perdre, Seigneur. Jaxom souriait bêtement, heureux de voir sourire Lytol : c’était le premier sourire qu’il lui voyait !

— Vous n’avez plus que la peau sur les os, dit Lytol.

— Ça passera. On me permet de manger tout ce que je veux.

— Quand ce sera passé, vous ferez bien de retourner chez le Maître Forgeron pour perfectionner votre dessin. Dans votre croquis de la baie, vous n’avez pas bien placé les arbres. Mais la montagne était parfaite.

— Je savais que les arbres n’étaient pas à leur place. C’est une des choses que je voulais vérifier en venant ici.

Ils bavardèrent amicalement, ce qui étonna Jaxom. Il réalisait maintenant qu’il avait toujours été gêné en présence de Lytol depuis qu’il avait, par inadvertance, conféré l’Empreinte à Ruth. Mais ce malaise s’était évaporé. La maladie avait au moins contribué à les rapprocher, plus que Jaxom ne l’aurait cru possible dans son enfance.

Brekke entra avec un sourire d’excuse.

— Désolée, Seigneur Lytol, mais Jaxom se fatigue vite.

Lytol se leva docilement. Son sourire stupéfia Brekke.

— Je préfère ne pas prendre de risque.

Une seconde surprise attendait Brekke : Lytol embrassa Jaxom maladroitement avant de sortir.

Elle l’interrogea du regard, et il haussa les épaules. Elle sortit vivement pour raccompagner les visiteurs jusqu’à la plage.

Il a été très content de vous voir, dit Ruth. Il sourit.

Jaxom se rallongea, tortillant les épaules dans sa paillasse pour s’installer confortablement. Il ferma les yeux, riant tout seul. Il avait amené Lytol à voir sa merveilleuse montagne.

Le Régent ne fut pas le seul à venir voir la montagne. Le Seigneur Groghe arriva le lendemain après-midi, suant et soufflant à cause de la chaleur, criant à sa petite reine de ne pas se perdre au milieu de tous ces étrangers, et de ne pas se baigner car il ne voulait pas faire le trajet de retour sur une épaule mouillée.

— Il paraît que vous avez attrapé la tête de feu comme la Harpiste, dit le Seigneur Groghe, entrant dans la chambre de Jaxom avec une énergie qui fit sentir au convalescent sa fatigue.

Pire encore fut l’examen qu’il fit subir à Jaxom. Il était sûr que Groghe lui avait compté les côtes, tant il les avait regardées longtemps.

— Vous ne pouvez pas l’alimenter un peu mieux que ça, Brekke ? Je croyais que vous étiez une guérisseuse de premier ordre. Ce garçon est un vrai squelette ! Ça ne va pas du tout ! Il faut reconnaître que vous avez choisi un endroit superbe pour tomber malade. Et puisque je suis là, il faudra que j’y jette un coup d’œil.

Avançant le menton en fronçant les sourcils, il reprit :

— Et vous, vous avez exploré ? Avant de tomber malade ?

Jaxom réalisa que cette visite inattendue avait sans doute deux objectifs : un, vérifier que le Seigneur de Ruatha faisait toujours partie des vivants. La seconde raison inquiéta Jaxom, qui se rappelait la remarque de Lessa : « Nous voulons la plus grande part. »

Au bout d’un moment, Brekke représenta au remuant et bruyant Seigneur, avec tout le tact souhaitable, qu’il ne devait pas fatiguer son patient.

— Ne vous en faites pas, mon garçon. Je reviendrai, n’ayez pas peur.

Du seuil, il le salua joyeusement et répéta :

— Superbe endroit. Je vous envie.

— Tous les gens du Nord savent où je suis ? demanda Jaxom à Brekke à son retour.

— C’est D’ram qui l’a amené, dit-elle, soupirant et fronçant les sourcils.

— Il aurait pu s’en dispenser, dit Sharra, s’effondrant sur le banc et s’éventant avec une feuille. Il est déjà épuisant pour les gens bien portants ; alors, pour un convalescent !

— Je suppose, dit Brekke, ignorant la remarque de Sharra, que les Seigneurs Régnants voulaient avoir confirmation de la guérison de Jaxom.

— Il l’a examiné comme du bétail. Il a regardé vos dents ?

— Ne vous laissez pas abuser par les manières du Seigneur Groghe, Sharra, dit Jaxom. Il a l’esprit aussi pénétrant que Maître Robinton. Et si D’ram l’a amené, Lessa et F’lar devaient être au courant de sa visite. Mais je ne crois pas qu’ils aimeraient le voir revenir ici – et explorer la région.

— Si Lessa a permis au Seigneur Groghe de venir, elle entendra parler de moi, je vous le garantis, dit Brekke, pinçant les lèvres. Ce n’est pas un visiteur pour un convalescent. Autant vous le dire, Jaxom, vous avez eu la fièvre pendant seize jours…

— Quoi ? dit Jaxom, stupéfait, s’asseyant dans son lit. Mais… mais…

— La tête de feu est une maladie dangereuse pour un adulte, dit Sharra. Vous avez failli mourir.

— Moi ?

Atterré, Jaxom porta la main à son front. Brekke se remit à hocher la tête.

— Si nous insistons sur une longue convalescence, nous avons de bonnes raisons.

Jaxom n’arrivait pas à digérer cette nouvelle.

— Nous allons donc procéder doucement pour vous remettre sur pied. Bon, il est l’heure de vous donner à manger.

— J’ai failli mourir ? Jaxom se tourna vers Sharra.

— J’en ai peur, dit-elle. L’important, c’est que vous n’êtes pas mort.

Involontairement, elle regarda vers la plage et soupira de soulagement. Elle eut un sourire fugitif, mais Jaxom lut un grand chagrin dans ses yeux expressifs.

— Qui est mort de la tête de feu pour vous attrister ainsi, Sharra ?

— Quelqu’un que vous ne connaissez pas, et que je connaissais peu. Une guérisseuse n’aime jamais perdre un patient.

Il ne put rien en tirer de plus.

Le lendemain matin, les jambes chancelantes et maudissant sa faiblesse, Jaxom marcha jusqu’à la plage, soutenu par Brekke et Sharra. Ruth arriva au galop, bousculant son ami dans sa joie. Brekke lui commanda fermement de s’arrêter. Ruth roula des yeux inquiets, roucoula des excuses en tendant la tête vers Jaxom, n’osant plus le toucher du museau. Jaxom jeta les bras autour de son cou et Ruth raidit ses muscles pour soutenir le poids de son ami, bourdonnant des encouragements. Cher Ruth. Merveilleux Ruth. Involontairement, il pensa : « Si j’étais mort… »

Vous n’êtes pas mort. Vous êtes resté. Je vous l’ai demandé. Vous êtes beaucoup plus fort maintenant. Vous deviendrez un peu plus fort tous les jours, et nous nagerons, et nous dormirons au soleil et nous serons heureux.

Ruth parlait avec tant de véhémence que Jaxom fut obligé de le calmer par des paroles et des caresses jusqu’à ce que Brekke et Sharra insistent pour qu’il s’arrête.

Elles avaient disposé une natte contre le tronc d’un arbre, en retrait du rivage pour l’abriter du soleil, et elles l’aidèrent à s’y asseoir. Ruth se coucha près de lui, la tête allongée sur le sable, roulant des yeux où le stress mettait des reflets lavande.

Jaxom fit une courte sieste, puis F’lar et Lessa arrivèrent. Surprise : Lessa était une visiteuse apaisante, calme et douce.

— Je suis certaine que vous n’avez pas apprécié la visite du Seigneur Groghe, Jaxom, mais nous avons été obligés de le laisser venir. La rumeur vous donnait pour morts, vous et Ruth. Mauvaise nouvelle se passe de Harpiste.

— Il s’intéressait surtout à l’endroit, non ? observa Jaxom.

F’lar approuva en souriant.

— C’est pourquoi nous l’avons fait amener par D’ram. Le dragon de guet du Fort de Fort est trop vieux pour recevoir des coordonnées du Seigneur Groghe.

— Il avait aussi son lézard de feu avec lui, dit Jaxom.

— Ces petites pestes, dit Lessa, en se rembrunissant.

— Ces petites pestes ont été très utiles pour sauver la vie de Jaxom, Lessa, dit Brekke avec fermeté.

— Ils ont une certaine utilité, mais beaucoup trop d’inconvénients.

— La petite reine du Seigneur Groghe, dit Brekke, ne peut pas le ramener ici tout seul.

— Ce n’est pas le problème, grimaça F’lar. Maintenant, il a vu cette montagne. Et l’étendue du pays.

— Nous ferons valoir nos droits, dit Lessa fermement. Peu importent les fils de Groghe. Les chevaliers-dragons de Pern ont été les premiers.

— Ne vous inquiétez pas. Je trouverai un moyen de freiner son ambition, ajouta F’lar.

— Quand le premier viendra, les autres suivront, dit pensivement Brekke. Et je les comprends. Ici, c’est tellement plus beau.

— Il me tarde d’aller voir cette montagne, dit F’lar. Jaxom, combien de ces lézards de feu autour de Ruth sont d’ici ?

— Il n’y en a aucun du Weyr Méridional, si c’est ce qui vous inquiète, dit Sharra.

— Comment le savez-vous ? demanda Lessa. Sharra haussa les épaules.

— Ils sont sauvages. Ils disparaissent dans l’Interstice dès qu’on s’approche d’eux. C’est Ruth qui les fascine, pas nous.

— Nous ne sommes pas leurs hommes, dit Jaxom. Je vais voir ce que Ruth sait sur eux.

— Il faudrait laisser Jaxom se reposer, dit Brekke. Brekke et Sharra sortirent avec les Chefs du Weyr, et Jaxom fut content de se retrouver seul. Ruth affirmait à Ramoth qu’il n’y avait aucun lézard de feu du Weyr Méridional parmi ses nouveaux amis. Pourquoi n’avait-il pas eu plus tôt l’idée d’interroger les nouveaux amis de Ruth sur leurs hommes ? Il soupira. Ces temps-ci, il avait surtout pensé à la mort. Mieux valait s’occuper d’une énigme vivante.

Il repensa à la visite de son tuteur. Ainsi, Lytol l’aimait ! Par la Coquille ! Il avait oublié de lui demander des nouvelles de Corana. Elle devait être au courant de sa maladie. Qui, d’ailleurs, allait lui faciliter la rupture. Maintenant qu’il connaissait Sharra, il n’aurait pas pu continuer à voir Corana.

Qu’avait-il bien pu dire dans son délire ? Comment parlait-on quand on avait la fièvre ? Par bribes décousues ? En phrases entières ? Peut-être n’avait-il pas lieu de s’inquiéter de ses divagations.

Et cette visite du Seigneur Groghe, ça ne lui plaisait pas. Et cette montagne ! Impossible de l’oublier ! N’importe quel dragon serait capable de la retrouver. Mais était-ce bien sûr ? Si son maître ne pouvait pas visualiser clairement les coordonnées, un dragon ne pouvait pas toujours se téléporter dans l’Interstice. Et une image transmise de deuxième main ? D’ram et Tiroth l’avaient bien trouvée d’après la description de Robinton. Mais D’ram et Tiroth avaient beaucoup d’expérience.

Il lui tardait d’être complètement rétabli. Il voulait aller voir cette montagne de plus près. Le premier.

On le fit nager un peu le lendemain, exercice qui était censé redonner du tonus à ses muscles, mais qui servit surtout à prouver qu’ils avaient complètement fondu. Épuisé, il regagna sa natte sur la plage et s’endormit aussitôt.

La main légère de Sharra sur son bras l’éveilla ; il s’assit brusquement et poussa un cri.

Puis il vit Ruth, paisiblement allongé dans le sable, profondément endormi, la tête à une main de son pied, une douzaine de lézards de feu nichés contre lui et s’agitant dans leurs propres rêves.

— Eh bien, vous êtes réveillé, maintenant ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Mon rêve était si net… et pourtant je l’ai oublié. Sharra posa sa main fraîche sur son front. Il la repoussa.

— Je n’ai pas la fièvre, dit-il avec humeur.

— Non, en effet. Migraine ? Taches lumineuses ?

— Ni l’un ni l’autre, dit-il, impatient, puis il soupira.

— J’ai mauvais caractère, n’est-ce pas ?

— Rarement.

Elle lui sourit, puis lissa le sable près de lui.

— Si je nage un peu plus longtemps chaque jour, quand serai-je complètement rétabli ?

— Qu’est-ce qui vous presse ? Jaxom montra la montagne.

— Je veux aller là-bas avant le Seigneur Groghe.

— Oh, je crois que vous y arriverez facilement, dit-elle, l’air malicieux. Vous reprenez des forces tous les jours. Nous ne voulons pas que vous fassiez d’imprudence, c’est tout. Mieux vaut patienter un peu que risquer une rechute.

Il y avait dans ses yeux bleus une prière instante qui paraissait sincère, et il se plut à penser qu’elle s’inquiétait de lui, Jaxom, et non pas simplement de lui, patient. La regardant dans les yeux, il approuva de la tête, et fut récompensé d’un sourire.

F’nor et D’ram arrivèrent l’après-midi, en tenue de combat, leurs dragons chargés de sacs de pierre de feu.

— Chute de Fils prévue pour demain, lui dit Sharra, répondant à son interrogation muette.

— Des Fils ?

— Ils tombent sur toute la planète. Ils sont aussi tombés sur la baie depuis votre maladie. En fait, dès le lendemain !

Elle sourit devant son air consterné.

— Mais nous avons rarement eu le plaisir de voir des dragons dans le ciel. Il suffit de rester à l’intérieur de l’abri ; les larves s’occupent du reste.

Elle gloussa.

— Tiroth se plaint qu’il perd son temps quand il ne combat pas jusqu’à la fin d’une Chute. Et attendez seulement de voir Ruth en action. Eh oui, rien n’a pu le convaincre de rester au sol. Brekke l’écoute en permanence, et, naturellement, Tiroth et Canth lui donnent les instructions nécessaires. Il est si fier de vous protéger !

Jaxom déglutit avec effort, étreint d’émotions contradictoires.

— Vous aviez parfaitement conscience des Chutes. Chevalier-dragon un jour, chevalier-dragon toujours, je suppose – même malade. Vous n’arrêtiez pas de gémir que les Fils allaient tomber et que vous ne pouviez pas voler.

Heureusement, elle regardait les dragons qui atterrissaient. Sinon, l’expression de Jaxom l’aurait trahi.

— Maître Oldive prétend que les humains ont aussi des instincts, profondément enfouis dans leur psyché. Comme vous avez réagi aux Chutes, malgré votre maladie. Ruth est adorable ! Je me suis bien occupée de lui après chaque Chute, et les lézards de feu l’ont lavé à fond pour le débarrasser de la puanteur.

Elle fit bonjour à F’nor et D’ram qui remontaient la plage, ouvrant leur tunique de vol. Canth et Tiroth s’étaient débarrassés de leurs sacs de pierre de feu, et, toutes ailes déployées, entraient dans l’eau tiède de la baie avec des grognements de plaisir. Ruth, glissant entre deux eaux, vint les rejoindre. Au-dessus d’eux, une foule de lézards de feu pépiait, joyeusement.

— Vous avez repris des couleurs, Jaxom, vous avez meilleure mine ! dit F’nor en lui serrant le bras.

Conscient de sa dette, Jaxom les remercia longuement.

— Je vais vous dire une chose, dit F’nor. Ce fut un plaisir d’observer votre petit dragon en action. C’est un champion de la voltige et de l’esquive. Il a calciné trois fois plus de Fils que nos grands ! Vous l’avez bien entraîné.

— Je suppose qu’on ne me laissera pas combattre les Fils demain ?

— Non, ni demain ni avant longtemps, répliqua F’nor avec fermeté. Je sais ce que vous ressentez, Jaxom. Je l’ai vécu quand j’étais blessé et interdit de combat. Mais pour le moment, votre seule responsabilité envers le Fort et le Weyr, c’est de vous rétablir et d’explorer cette région ! Je vous envie cette chance ! Dois-je vous apporter de quoi écrire et dessiner lors de ma prochaine visite, pour que vous puissiez établir des Archives ? Vous ne combattrez pas les Fils de longtemps, mais vous serez si occupé qu’un combat finira par vous sembler une récréation !

— Vous dites ça pour me…

Jaxom s’interrompit, étonné de son amertume.

— Oui, parce que vous avez besoin de vous occuper, ne pouvant pas faire ce que vous désirez le plus, dit F’nor, lui saisissant le bras. Je vous comprends, Jaxom. Ruth a fait un rapport complet à Canth. Ruth s’inquiète quand vous êtes bouleversé, vous ne le saviez pas ?

À cet instant, Brekke et Sharra sortirent du couvert des arbres, et Brekke s’avança vivement vers son compagnon. Son regard, la douceur presque hésitante avec laquelle elle posa la main sur son bras, exprimaient leur amour plus éloquemment que de bruyantes démonstrations. Un peu gêné, Jaxom détourna la tête et vit Sharra qui les observait, avec une expression ambiguë qui disparut quand elle s’aperçut qu’il la regardait.

— À boire pour tout le monde, dit-elle vivement, tendant une chope à D’ram tandis que Brekke servait F’nor.

Ce fut une soirée agréable ; ils mangèrent sur la plage, et Jaxom finit même par oublier qu’il était privé de combat. Les trois dragons se firent un nid dans le sable tiède de la plage, au-dessus de la ligne des hautes eaux, leurs eaux luisant comme des pierreries dans la nuit.

Brekke et Sharra chantèrent une ballade de Menolly, accompagnées par la voix de basse de D’ram. Puis, voyant Jaxom dodeliner de la tête, elles l’envoyèrent se coucher. Il s’endormit presque immédiatement, le visage tourné vers le feu, bercé par leurs voix harmonieuses.

La voix de Ruth, très excité, pénétra son sommeil ; il battit des paupières, désorienté. Les Fils ! Ruth allait combattre, avec Tiroth et Canth. Jaxom rejeta sa couverture, enfila son pantalon à la hâte et se rendit vivement sur la plage. Brekke et Sharra aidaient les deux chevaliers-dragons à charger les sacs de pierre de feu. Quatre lézards de feu à ses pieds, Ruth mâchait consciencieusement la pierre. L’aube pointait à l’est. Au-dessus de lui, les trois Sœurs de l’Aube scintillaient d’un éclat inattendu. À Ruatha, ce n’étaient que des points lumineux à peine visibles à l’aube sur l’horizon sud-ouest. Jaxom demanderait à F’nor s’il pouvait mettre la longue-vue à sa disposition, et à Lytol de lui envoyer ses cartes célestes et ses équations stellaires. Puis il remarqua que les lézards de feu méridionaux, assemblés jour et nuit autour de Ruth, avaient disparu.

— Jaxom ! dit Brekke, remarquant sa présence.

Les deux chevaliers-dragons le saluèrent de la main et montèrent sur leurs bêtes.

Jaxom vérifia que Ruth avait assez de pierre de feu dans la panse et le caressa. Comme il voulait combattre !

Je me souviens de tous les exercices que nous avons faits au Weyr de Fort. F’nor et Canth, D’ram et Tiroth m’aident. Brekke me surveille. Je n’avais jamais obéi à une femme. Mais elle est très bien ! Elle est triste, aussi, mais, d’après Canth, c’est une bonne chose qu’elle soit capable de nous entendre tous. Elle n’est jamais seule.

Ils regardaient tous vers l’est, où l’Étoile Rouge puisait d’un rouge orangé éclatant. Puis une mince pellicule flotta devant elle, et F’nor, levant la main, donna le signal à Ruth. Canth et Tiroth décollèrent, s’élevant à puissants coups d’ailes. Ruth, qui s’était envolé plus vite, prit la tête. Quatre lézards de feu apparurent près de lui, aussi écrasés par sa taille qu’il l’était par celle de Canth et Tiroth.

— N’attaque pas les Fils tout seul, Ruth ! cria Jaxom.

— N’ayez crainte, dit Brekke, les yeux rieurs. Il est jeune, c’est pourquoi il aime prendre la tête. En quoi il épargne beaucoup d’efforts aux dragons plus vieux.

Ils s’arrêtèrent tous les trois sur le seuil pour jeter un dernier regard sur leurs défenseurs, puis ils entrèrent dans l’abri. Jaxom frissonna.

— N’allez pas attraper un rhume, dit Sharra.

— Je n’ai pas froid. Je pensais aux Fils et à cette forêt.

— J’oubliais ! Vous avez grandi dans un Fort du Nord ! Ici, dans le Sud, les Fils ne peuvent guère que déchiqueter quelques feuilles, qui guérissent peu après. Tout est protégé par les larves.

Nous avons établi le contact avec les Fils, lui dit Ruth, exultant. Je crache des flammes parfaites. Je dois exécuter des passages en « V », pendant que Canth et Tiroth balayent à l’est et à l’ouest. Nous sommes très haut. Les lézards de feu crachent de belles flammes, eux aussi. Par ici ! Berd, tu es le plus proche ! Meer, calcine sur ton flanc. Talla ! Aide-le ! J’arrive, j’arrive. Plus bas. J’arrive. Je crache les flammes ! Je protège mon ami !

Brekke rencontra le regard de Jaxom et sourit.

— Il commente la bataille sans arrêt, pour que nous sachions comme il se bat bien !

Son regard se fit vague, puis elle battit des paupières.

— Parfois, je vois une Chute par les yeux de trois dragons à la fois. Je ne sais plus où je regarde !

Quand Ruth reprit son monologue, Jaxom écouta son dragon avec la plus grande attention. Soudain, celui-ci interrompit son commentaire, et la respiration de Jaxom s’arrêta.

— Tout va bien. Ils ne poursuivent pas les Fils jusqu’à la fin de la Chute, dit Brekke. Juste assez pour notre sécurité. Benden combattra demain soir au-dessus de Nerat. F’nor et Canth ne doivent pas trop se fatiguer aujourd’hui.

Jaxom partit vers la plage et marcha sur le sable, sans cesser de scruter l’horizon ouest, discernant à peine la brume des Fils. Un frisson soudain le parcourut, et il lissa ses cheveux en arrière. Devant lui, les eaux de la baie, généralement calmes dans les douces ondulations des vagues, étaient animées d’une agitation désordonnée ; partout, des poissons sautaient en l’air, puis retombaient.

— Qu’est-ce qu’ils ont ? demanda-t-il à Sharra qui l’avait rejoint.

— Ils mangent les Fils. Généralement, ils parviennent à nettoyer la baie à temps pour le bain des dragons à leur retour. Là ! Les voilà ! Ils viennent de surgir de l’Interstice !

C’était un bon combat ! dit Ruth, d’abord jubilant, puis il ajouta, d’un ton révolté :

Mais nous ne devons pas poursuivre les Fils ! Canth et Tiroth disent qu’au-delà de la grande rivière, il n’y a plus que des déserts de pierre, et qu’il serait stupide de gaspiller nos flammes pour des terres où les Fils ne peuvent rien détruire ! Ooooh !

Sharra et Jaxom éclatèrent de rire en voyant le petit dragon émettre une traînée de flammes et se brûler le museau parce que son angle de descente était mal calculé. Il rectifia instantanément et termina en vol plané.

Les eaux avaient retrouvé leur calme à l’atterrissage des grands dragons. Ruth se vantait bruyamment de n’avoir pas eu besoin de renouveler sa pierre de feu une seule fois : il savait maintenant combien en absorber pour tenir pendant toute une Chute. Canth tourna la tête vers lui, très amusé.

Tiroth grogna, se débarrassa de son sac de pierre de feu, adressa un signe de tête à D’ram, puis entra dans l’eau. D’un coup, l’air s’emplit de lézards de feu, impatients d’étriller Tiroth. Le vieux bronze leva la tête vers eux, puis, avec un soupir de bien-être, se roula dans l’eau. Les lézards de feu descendirent, projetant sur lui du sable ramassé dans leur bouche, et l’étrillèrent vigoureusement des quatre serres. Les yeux de Tiroth, fermés d’une seule paupière pour les protéger de l’eau, luisaient doucement sous la surface en un étrange arc-en-ciel sous-marin.

Canth rugit, et la moitié de la bande abandonna Tiroth pour l’assister dans ses ablutions. Ruth, abandonné par ses amis, battit des paupières, se secoua et, penaud, entra dans l’eau à quelque distance du bronze et du brun. Quatre lézards de feu marqués se détachèrent des grands dragons et se mirent à frotter le petit blanc.

— Attendez, je vais vous aider, Jaxom, dit Sharra. Débarrasser un dragon de la puanteur du combat est toujours épuisant, et Jaxom dut serrer les dents.

— Je vous ai dit de ne pas vous fatiguer, dit Sharra quand, se redressant après avoir nettoyé la queue de Ruth, elle le vit appuyé contre la croupe de son dragon. Sortez de l’eau ! Vous êtes encore plus blanc que lui !

— Je ne retrouverai jamais la forme si je ne fais rien !

— Cessez de me maudire entre vos dents !

— Et cessez de me dire que vous faites ça pour mon bien !

— Non, dans mon intérêt personnel ! Je n’ai pas envie de recommencer à vous dorloter si vous faites une rechute !

Elle le foudroya du regard, si farouchement qu’il se redressa et sortit dignement de l’eau. Sa natte sous l’arbre n’était pas loin, mais il avait les jambes lestées de plomb. Il s’allongea avec un soupir et ferma les yeux.

Quand il les rouvrit, Brekke l’observait, perplexe.

— Encore des mauvais rêves ?

— Non, des rêves bizarres, c’est tout. Tout était flou.

Jaxom réalisa qu’il était midi. Ruth dormait à sa gauche. Au loin, sur sa droite, il vit D’ram qui dormait, appuyé contre les pattes antérieures de Tiroth. Pas trace de F’nor ni de Canth.

— Je rêve énormément ces temps-ci. Contrecoup de la tête de feu ?

Brekke fronça les sourcils, pensive.

— Moi aussi, je rêve plus que d’habitude. Trop de soleil, peut-être.

À cet instant, Tiroth se réveilla, rugit et se leva péniblement, aspergeant son maître de sable.

— Brekke, je dois partir ! cria D’ram. Vous avez entendu ?

— Oui, j’ai entendu. Partez vite ! répondit-elle. Les lézards de feu se mirent à virevolter, piquer et pépier bruyamment. Ruth leva la tête, les regarda d’un œil endormi, puis reposa sa tête sur le sable, indifférent à l’agitation ambiante.

— Que se passe-t-il, Brekke ?

— Les bronzes du Weyr d’Ista saignent leurs proies.

— Oh, par la Coquille !

Chez Jaxom, la surprise initiale fit place à la déception. Il avait espéré pouvoir assister au vol nuptial et encourager G’dened et Barnath.

— Je saurai tout, dit Brekke d’un ton apaisant. Canth y sera, de même que Tiroth. Ils me raconteront tout. Maintenant, mangez !

Elle se leva ; Berd et Grall se posèrent sur son épaule, lui murmurant de douces paroles à l’oreille tandis qu’ils disparaissaient tous les trois dans la forêt.